lundi 21 mars 2011

Zek

"Zek" du mot russe "zaklioutchonny", détenu.

En préparant l'énigme du dernier week-end, j'ai relu le premier roman de Soljenitsyne sur l'univers concentrationnaire soviétique,  Une journée d'Ivan Denissovitch. Ce livre, publié en 1962, a fait connaître mondialement cet auteur russe et en relisant certains passages, je me disais que c'était ce livre-là qui restait pour moi le symbole de cette littérature du Goulag. Bien sûr, il y eut après Le Pavillon des cancéreux, puis L'Archipel du Goulag mais  j'ai un faible pour Ivan Denissovitch  parce que c'est le premier que j'ai lu sur ce thème :  j'ai retrouvé la même émotion. Intacte. Avec en plus le filtre de l'âge : une  seule journée qui résume déjà huit ans, et sans doute plus. C'est très fort.

Henning Mankell, auteur suédois que j'ai entendu samedi dernier au Salon du Livre, racontait que des centaines de lectrices du monde entier lui écrivaient pour aider Kurt Wallander, le héros de ses romans policiers, dans son difficile rapport aux femmes. Mankell s'étonnait que des personnages puissent devenir les amis, les proches d'êtres humains. "S'étonnait", n'est pas le terme: il trouvait ce rapport formidable. J'ai toujours gardé en moi le personnage de Choukov, un gars bon, pas retors, foncièrement victime d'un système hallucinant mais gardant jour après jour une lucidité patiente qui ne demandait rien au lendemain. Il fait partie de mes amis.

J'ai corné bien des pages pour vous faire partager des passages que je trouve admirables: il y en a mille mais je vous livre celui-là, rien que celui-là, qui  ramène  à ses justes dimensions notre condition humaine.

"Pendant ce recompte du retour, le soir, à la porte du camp, après une journée au vent, au froid et le ventre affamé, le zek ne pense qu'à une chose: à sa louchée de soupe à l'eau qui brûle. Il l'attend comme la terre espère la pluie par les étés de sécheresse. Il la lamperait  d'une goulée. Cette louchée, à pareille heure, il y tient plus qu'à la liberté, plus qu'à la vie, à toute sa vie d'avant et à toute celle d'après." 10/18, p.149, traduit du rusee par Lucia et Jean Cathala.

Je pense que c'est par cette réalité  simple, tangible, humble voire triviale qu'on touche à la profondeur de la souffrance .
 
Un autre auteur a écrit un livre ou plutôt des fragments fulgurants et forts, sur les camps du Goulag : c'est Varlam Chalamov avec ses Récits de la Kolyma.  Pour Chalamov la question était de savoir " comment traduire dans la langue des hommes libres une expérience vécue dans une langue de zek , de "crevard", composée de vingt vocables à peine."

"On ne montrait pas le thermomètre aux travailleurs: c'était d'ailleurs parfaitement inutile: il fallait sortir quelle que fût la température. En outre, les anciens se passaient de thermomètre: s'il y a du brouillard, il fait quarante au-dessous de zéro; si on respire sans trop de peine, mais quje l'air s'exhale avec bruit, cela veut dire q'il fait moins quarante-cinq; si la respiration est bruyante et s'accompagne d'un essoufflement visible, il fait moins cinquante. Au dessous de moins cinquante, un crachat gèle au vol. Cela faisait déjà deux semaines que les crachats gelaient au vol."   p.36, Verdier,  traduction Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson

2 commentaires:

Flocon a dit…

J'ai lu il y a quelques années Ivan Denissovich et <le pavillon des cancéreux.

Deux livres très forts en effet.
Le dépouillement -voire le minimalisme- d'une journée contraste avec la densité narrative du pavillon.

Je n'ai par contre aucun souvenir de La Maison de Matriona lu à la même époque pourtant...

J'ai gardé en mémoire les Récits de la Kolyma que vous avez déjà mentionnés. Ils doivent bien se trouver dans une bibliothèque parisienne...

Christine a dit…

Oui Flocon, c'est bien vu: ce minimalisme est effectivement très efficace. Inversement proportionnel à la somme des souffrances , frustrations et humiliations en tout genre... Les Récits sont une entreprise de lecture de longue haleine mais c'est très fort aussi!