lundi 23 juillet 2012

Uhlman

On vous a sans doute demandé un jour les 10 livres que vous emporteriez sur une île déserte (le comble de la solitude, apparemment comme si la lecture était un acte solitaire... bref ! on ne va pas commencer à ergoter).

Je suis toujours infichue de répondre à une telle colle. Comme si nos goûts n'évoluaient pas, comme s'il étaient totalement indépendants de ce que nous sommes à tel ou tel moment de notre vie. 

Je m'y prête, de bonne grâce malgré tout! pour découvrir - mais je suis la seule à le savoir- que la liste varie. Toutefois, il est deux ou trois livres qui reviennent et L'ami retrouvé en fait partie. Il me reste de cette lecture une forte impression, un sentiment qui reste tenace. L'histoire d'Hans et Conrad est emblématique d'une époque qui n'est pas restituée d'une façon romanesque mais avec une économie de mots. Sobriété, distance, travail sur l'exactitude du souvenir pour mieux dire l'amitié, le chagrin, la perte. Un petit chef d'oeuvre.

Je ne résiste pas à l'envie de vous donner à lire le début de ce petit roman dont on ne se lasse pas.

"Il entra dans ma vie en février 1932 pour n'en jamais sortir. Plus d'un quart de siècle a passé depuis lors, plus de neuf mille journées fastidieuses et décousues, que le sentiment de l'effort ou du travail sans espérance contribuait à rendre vides, des années et des jours, nombre d'entre eux aussi morts que les feuilles desséchées d'un arbre mort.

Je puis me rappeler le jour et l'heure où, pour la première fois, mon regard se posa sur ce garçon qui allait devenir la source de mon plus grand bonheur et de mon plus grand désespoir. C'était deux jours après mon seizième anniversaire, à trois heures de l'après-midi, par une grise et sombre journée d'hiver allemand. J'étais au Karl Alexander Gymnasium à Stuttgart, le lycée le plus renommé du Wurtemberg, fondé en 1521, l'année où Luther parut devant Charles Quint, empereur du Saint Empire et roi d'Espagne.

Je me souviens de chaque détail : la salle de classe avec ses tables et ses bancs mas­sifs, l'aigre odeur de quarante manteaux d'hiver humides, les mares de neige fondue, les traces jaunâtres sur les murs gris là où, avant la révolution, étaient accrochés les portraits du Kaiser Guillaume et du roi du Wurtemberg. En fermant les yeux, je vois encore les dos de mes camarades de classe, dont un grand nombre périrent plus tard dans les steppes russes ou dans les sables d'Alamein. J'entends encore la voix lasse et désillusionnée de Herr Zimmermann qui, condamné à enseigner toute sa vie, avait accepté son sort avec une triste résignation. Il avait le teint jaune et ses cheveux, sa moustache et sa barbe en pointe étaient teintés de gris. Il regardait le monde à travers un pince-nez posé sur le bout de son nez avec l'expression d'un chien bâtard en quête de nourriture. Bien qu'il n'eût sans doute pas plus de cinquante ans, il nous paraissait, à nous, en avoir quatre-vingts. Nous le méprisions parce qu'il était doux et bon et avait l'odeur d'un homme pauvre; probablement n'y avait-il pas de salle de bains dans son logement de deux pièces. Durant l'automne et les longs mois d'hiver, il portait un costume tout rapiécé, verdâtre et luisant (il avait un second costume pour le printemps et l'été). Nous le traitions avec dédain et, de temps à autre, avec cruauté, cette lâche cruauté qui est celle de garçons bien portants à l'égard des faibles, des vieux et des êtres sans défense.

Le jour s'assombrissait, mais il ne faisait pas assez nuit pour éclairer la salle et, à travers les vitres, je voyais encore claire­ment l'église de la garnison, une affreuse construction de la fin du XIXe siècle, pour le moment embellie par la neige recouvrant ses tours jumelles qui transperçaient le ciel de plomb. Belles aussi étaient les blanches collines qui entouraient ma ville natale, au delà de laquelle le monde semblait finir et le mystère commencer. J'étais somnolent, faisant de petits dessins, rêvant, m'arra­chant parfois un cheveu pour me tenir éveillé, lorsqu'on frappa à la porte. Avant que Herr Zimmermann pût dire : « Herein », parut le professeur Klett, le proviseur. Mais personne ne regarda le petit homme tiré à quatre épingles, car tous les yeux étaient tournés vers l'étranger qui le suivait, tout comme Phèdre eût pu suivre Socrate."

L'Ami retrouvé, Fred Uhlman, 1971, en édition de poche

13 commentaires:

Catherine L a dit…

Oui, je partage ton avis. Et je fus bien heureuse que ces lectures soient données à mes files par leur prof de français. Parce qu'"il y a l'écriture mais aussi toute la réflexion qui ouvre l'espriot... Merci Chritine

Calyste a dit…

C'est effectivement, et encore une fois, un très beau livre qui m'avait beaucoup marqué lorsque je l'ai lu. Je l'ai même, à une époque, fait étudier, malgré sa difficulté, à mes élèves de cinquième. Et, dans ces années-là, lors d'une de mes virées à paris, j'avais rencontré l'illustrateur de la couverture, celle de l'édition que tu montres et que je possède aussi.

Christine a dit…

Contente de savoir que vous appréciez ce livre tous les deux! Difficile à étudier effectivement pour de jeunes esprits mais marquant, sans doute. Une lecture qu'on n'oublie pas.

Sur cette époque et le même thème, mais beaucoup plus cynique, connaissez-vous Inconnu à cette adresse de Kressamn Taylor ? Difficile aussi, différent mais une chute rude et qui coupe le souffle.

Christine a dit…

Merci à celles et ceux qui viennent me lire et me commenter. Je reviendrai aux alentours du 15 août. En attendant, je pars au pays de Robert Louis Stevenson, voir Nessie puis je filerai au pays des mélèzes, pas loin du Guil.

Bonnes vacances à vous toutes et tous!
A bientôt! Faites de belles découvertes, de belles rencontres. Valete !

Catherine L a dit…

Oui Inconnu à cette adresse, un choc qu'on ne peut pas oublier. Il y a aussi mais concernant la dictature uruguayenne, cette fois,
"Les lettres qui ne sont jamais arrivées" de Mauricio Rosencof. Un de ceux qu'on n'oublie pas non plus !

J'en profite Christine pour laisser un lien vers une émission de Europe1 le 20 juin : Un grand moment de radio, un grand moment d'histoire. Karol Pila, le plus jeune enfant survivant d’Auschwitz fait un témoignage d'une force poignante. Ce n'est pas un homme de 80 ans qui témoigne l'horreur absolue, le cauchamar, l'ignominie humaine, non, c'est le petit garçon de 12 ans qui surgit en lui et qui crie sa rage de vivre. C'est le plus fort témoignage que j'ai entendu à l'oral. http://www.europe1.fr/MediaCenter/Emissions/Les-recits-d-Europe-1-soir/Sons/TEMOIGNAGE-Les-enfants-dans-la-Shoah-1138559/

Bonnes vacances Christine ! Je m'en vais aussi aujourd'hui !

Calyste a dit…

Bonnes vacances! L’Écosse, tu verras, c'est magnifique!

Calyste a dit…

Elles sont longues, tes vacances! Perdue dans un loch?

chri a dit…

Christine, comment allez vous?

Anonyme a dit…

Joyeux Noël Xtine.

Christine a dit…

Merci Anijo ! Un joyeux Noël à toi, à tes proches et à tous mes lecteurs/lectrices que j'ai beaucoup délaissés ces derniers temps.



Calyste a dit…

Merci et bonne fin d'année. Heureux de te voir réapparaître. L'amie retrouvée!

Christine a dit…

Merci Calyste pour ce gentil message. J'espère retrouver l'énergie pour publier de nouveau.

Anonyme a dit…

I miss you Christine. Tu me manques.