lundi 7 mars 2011

Z'enfants de troupe

Tu arrives devant cette énorme bâtisse. Tu te demandes où elle vous emmène.  Elle, c'est ta belle-mère;  tu ne sais pas encore que tu ne la reverras plus jamais de ta vie. Elle te glace, toi et ton petit frère. C'est une inconnue pour vous: ton père l'a épousée à la Libération, quelques années après la mort de votre mère. Ta mère ? Tu ne te rappelles plus son visage.  Ce que tu te rappelles, c'est ton père, militaire  de métier, qui vous a pendant la guerre confiés à des tantes, à des oncles, ici ou là.

On est en octobre, et il fait beau. C'est tout ce que tu perçois. Elle vous remet à un  gradé. Vous a-t-elle embrassés ? Tu ne le sais plus.

Te voilà maintenant avec ta valise dans le dortoir. Ton frère est dans une autre aile du bâtiment. Tu t"installes, on te donne ton uniforme. On te dit que tu fais maintenant partie de l'école, que tu es un enfant de troupe. Tu ne sais pas trop ce que ça veut dire! Plus tard, tu apprendras qu'à la mort de ton père, huit mois avant, ta belle-mère a fait toutes les démarches nécessaires pour ne pas s'occuper de vous ! Elle n'a pas envie de s'occuper de ces trois mômes, qui ne sont pas les siens . Elle a pensé les placer à l'assistance publique. Un oncle après une simulacre de conseil de famille a pensé in extremis à l'école infantine militaire Hériot  à La Boissière école, tout près de Rambouillett, puisque cette école reçoit les orphelins de familles militaires. En plus c'est gratis: Ils seront "pupilles de la nation": la bonne conscience à bon prix.

L'officier te dit que tu vas devenir un petit militaire. Tu le regardes un peu bêtement et tu lui demandes: " Mon frère aussi ?". Il acquiesce. L'angoisse s'est envolée.

Le lendemain, tu commences l'école: tu rentres dans une classe préparatoire au concours d'entrée en sixième. Guy, lui, entrera en huitième.

Des  deux années que tu as passées là-bas, il reste des souvenirs plutôt heureux: les nouilles à la naphtaline parce que vous mangiez en 1947 les stocks alimentaires qui avaient été réservés dans les magasins de vêtements, la corvée de gamelles parce qu'elle te permettait de lécher la confiture qui y était restée collée.


Tu entends des copains pleurer le soir, quand le clairon sonne l'extinction des feux. Toi non. Il y a Guy et puis il y a les copains. Les officiers, les bonnes soeurs, les enseignants sont plutôt gentils.

Vous quitterez cette école deux ans plus tard. Ce sera ensuite  l'école militaire des Andelys. Là, ce sera une toute autre histoire.


Tu es revenu soixante-trois ans plus tard à La Boissière école. Ce n'est plus une école militaire, mais c'est encore une école, à la charge du Conseil régional des Yvelines. Tu as rencontré ce jour-là, un autre enfant de troupe, qui a intégré Hériot cinq années après toi.: lui, il venait de Gascogne, laissant sa famille derrière lui. Sa femme t'a raconté que la distribution des lettres était tellement pénible pour lui - il n'avait jamais de courrier- qu'il écrivait à toutes les offres publicitaires parues dans les journaux pour avoir enfin des lettres: un jour, un Monsieur Singer s'est présenté à l'école et a demandé Monsieur M. . Lui, il n'a pas eu ta chance: il était seul, avec seulement l'image de sa mère, si loin, trop loin. 

Vous vous êtes reconnus tout de suite... sans vous être jamais rencontrés.

Ta fille te parle de Charles Juliet. Tu ne le connais pas. Elle te prête deux de ses livres: L'année de l'éveil et puis Lambeaux.  Tu veux bien les lire. Elle t'explique que le parcours de Juliet a été différent: souffrances, souffrances, souffrances.  

Tu dis: oui ,  il y en a eu. Mais les pauvres gamins d'aujourd'hui laissés dans le désoeuvrement et sans repères sont-ils plus heureux?

8 commentaires:

Catherine L a dit…

Dès les premières lignes, l'écriture m'a prise, ce style-là est celui que j'aime car il me parle et m'emporte quelle que soit l'histoire qu'il rencontre. Immédiatement donc et en continuant à lire, je me suis dit "quelle chance, encore un livre à découvrir !". Et puis je suis arrivée à la fin du texte et j'ai compris que ce livre-là n'est pas encore en librairie !
Ces mots sont les tiens Christine, alors j'attends vite la suite sur le blog !
Bravo !

Catherine L

Christine a dit…

Cela me fait rudement plaisir, Catherine! voilà bien longtemps que je ne m'étais pas engagée dans un texte aussi personnel: j'ai emprunté à Charles Juliet le tutoiement, si formidable quand on veut parler de quelqu'un de très près sans pour autant perdre une distance nécessaire. Ce billet, j'y tenais depuis quelques semaines; j'ai mis du temps à le mettre en forme, mais c'est venu!

Il m'en reste un que je voudrais écrire aussi -du moins dans les Z- mais je dois intégrer tellement de détails, une ambiance, des paysages qui me sont tellement étrangers que je suis sur le point d'y renoncer. Ce texte - si je l'écris- je le devrais à ZapPow qui m'avait "offert" sur une de mes premières notes "Zinnia" une histoire digne d'une nouvelle.

Ben dis donc, Catherine, pas seulement addict aux énigmes , hein! Tant mieux! Ça me réjouit!

Catherine L a dit…

Non, pas seulement addict aux énigmes Christine, certaines écritures m'emportent, je ne peux pas expliquer c'est comme ça et puis c'est tout ! Ton écriture est si vivante ! C'est avant tout à la vie que je suis addict !
Je n'ai malheureusement pas trop de disponibilité en ce moment pour faire des coms mais je suis allée lire ta note "Zinnia" et j'ai lu les coms. ZapPow t'a donné là une idée extraordinaire ! Démarreur de jardin ! Je t'encourage vivement à aller au bout de ton envie d'écriture sur ce thème ! Elle est tellement belle l'histoire de ZapPow !

chri a dit…

Comme leur "triste sort" est évoqué avec justesse... Oui, voilà, vous leur rendez justesse.

Calyste a dit…

Beau texte, en effet, d'une insondable tristesse.

Christine a dit…

Triste oui, Chri et Calyste.
Je me souviens avoir eu le coeur très serré et quasiment les larmes aux yeux en découvrant les visages de mon père et de mon oncle, tout gamins, en uniformes ou posant à la cérémonie des couleurs sur ces photos en noir et blanc.
Et pourtant, et pourtant...lors de la visite des lieux que j'ai faite avec mon père il y a quelques semaines, que ses souvenirs n'étaient pas tristes, contrairement à ceux de l'ami qui nous accompagnait. La chance pour mon père fut d'être avec son petit frère: la fratrie n'avait pas été éclatée et cela les a sauvés. Il y avait inconsciemment sans doute une volonté de vivre pour l'autre.

Annie Duperey qui a créé une association (SOS villages d'enfants, je crois) pour ne pas séparer les fratries d'enfants devenus brutalement orphelins, a expliqué dans son beau livre Le voile noir, son drame d'avoir été séparée de sa soeur, après la mort accidentelle de ses parents.

Calyste a dit…

Oui, je l'ai lu. C'est un livre magnifique d'émotion, et à la fois plein de retenue.

Christine a dit…

Oui, Calyste sans compter les magnifiques photos de son père, Lucien Legras, un photographe assez extraordinaire...
Je suis très triste qu'on ne m'ait jamais rendu ce livre que j'avais prêté et que j'aimais tant!