On vous a sans doute demandé un jour les 10 livres que vous emporteriez sur une île déserte (le comble de la solitude, apparemment comme si la lecture était un acte solitaire... bref ! on ne va pas commencer à ergoter).
Je suis toujours infichue de répondre à une telle colle. Comme si nos goûts n'évoluaient pas, comme s'il étaient totalement indépendants de ce que nous sommes à tel ou tel moment de notre vie.
Je m'y prête, de bonne grâce malgré tout! pour découvrir - mais je suis la seule à le savoir- que la liste varie. Toutefois, il est deux ou trois livres qui reviennent et L'ami retrouvé en fait partie. Il me reste de cette lecture une forte impression, un sentiment qui reste tenace. L'histoire d'Hans et Conrad est emblématique d'une époque qui n'est pas restituée d'une façon romanesque mais avec une économie de mots. Sobriété, distance, travail sur l'exactitude du souvenir pour mieux dire l'amitié, le chagrin, la perte. Un petit chef d'oeuvre.
Je ne résiste pas à l'envie de vous donner à lire le début de ce petit roman dont on ne se lasse pas.
"Il entra dans ma vie en février 1932 pour n'en jamais sortir. Plus d'un quart de siècle a passé depuis lors, plus de neuf mille journées fastidieuses et décousues, que le sentiment de l'effort ou du travail sans espérance contribuait à rendre vides, des années et des jours, nombre d'entre eux aussi morts que les feuilles desséchées d'un arbre mort.
Je puis me rappeler le jour et l'heure où, pour la première fois, mon regard se posa sur ce garçon qui allait devenir la source de mon plus grand bonheur et de mon plus grand désespoir. C'était deux jours après mon seizième anniversaire, à trois heures de l'après-midi, par une grise et sombre journée d'hiver allemand. J'étais au Karl Alexander Gymnasium à Stuttgart, le lycée le plus renommé du Wurtemberg, fondé en 1521, l'année où Luther parut devant Charles Quint, empereur du Saint Empire et roi d'Espagne.
Je me souviens de chaque détail : la salle de classe avec ses tables et ses bancs massifs, l'aigre odeur de quarante manteaux d'hiver humides, les mares de neige fondue, les traces jaunâtres sur les murs gris là où, avant la révolution, étaient accrochés les portraits du Kaiser Guillaume et du roi du Wurtemberg. En fermant les yeux, je vois encore les dos de mes camarades de classe, dont un grand nombre périrent plus tard dans les steppes russes ou dans les sables d'Alamein. J'entends encore la voix lasse et désillusionnée de Herr Zimmermann qui, condamné à enseigner toute sa vie, avait accepté son sort avec une triste résignation. Il avait le teint jaune et ses cheveux, sa moustache et sa barbe en pointe étaient teintés de gris. Il regardait le monde à travers un pince-nez posé sur le bout de son nez avec l'expression d'un chien bâtard en quête de nourriture. Bien qu'il n'eût sans doute pas plus de cinquante ans, il nous paraissait, à nous, en avoir quatre-vingts. Nous le méprisions parce qu'il était doux et bon et avait l'odeur d'un homme pauvre; probablement n'y avait-il pas de salle de bains dans son logement de deux pièces. Durant l'automne et les longs mois d'hiver, il portait un costume tout rapiécé, verdâtre et luisant (il avait un second costume pour le printemps et l'été). Nous le traitions avec dédain et, de temps à autre, avec cruauté, cette lâche cruauté qui est celle de garçons bien portants à l'égard des faibles, des vieux et des êtres sans défense.
Le jour s'assombrissait, mais il ne faisait pas assez nuit pour éclairer la salle et, à travers les vitres, je voyais encore clairement l'église de la garnison, une affreuse construction de la fin du XIXe siècle, pour le moment embellie par la neige recouvrant ses tours jumelles qui transperçaient le ciel de plomb. Belles aussi étaient les blanches collines qui entouraient ma ville natale, au delà de laquelle le monde semblait finir et le mystère commencer. J'étais somnolent, faisant de petits dessins, rêvant, m'arrachant parfois un cheveu pour me tenir éveillé, lorsqu'on frappa à la porte. Avant que Herr Zimmermann pût dire : « Herein », parut le professeur Klett, le proviseur. Mais personne ne regarda le petit homme tiré à quatre épingles, car tous les yeux étaient tournés vers l'étranger qui le suivait, tout comme Phèdre eût pu suivre Socrate."
Je puis me rappeler le jour et l'heure où, pour la première fois, mon regard se posa sur ce garçon qui allait devenir la source de mon plus grand bonheur et de mon plus grand désespoir. C'était deux jours après mon seizième anniversaire, à trois heures de l'après-midi, par une grise et sombre journée d'hiver allemand. J'étais au Karl Alexander Gymnasium à Stuttgart, le lycée le plus renommé du Wurtemberg, fondé en 1521, l'année où Luther parut devant Charles Quint, empereur du Saint Empire et roi d'Espagne.
Je me souviens de chaque détail : la salle de classe avec ses tables et ses bancs massifs, l'aigre odeur de quarante manteaux d'hiver humides, les mares de neige fondue, les traces jaunâtres sur les murs gris là où, avant la révolution, étaient accrochés les portraits du Kaiser Guillaume et du roi du Wurtemberg. En fermant les yeux, je vois encore les dos de mes camarades de classe, dont un grand nombre périrent plus tard dans les steppes russes ou dans les sables d'Alamein. J'entends encore la voix lasse et désillusionnée de Herr Zimmermann qui, condamné à enseigner toute sa vie, avait accepté son sort avec une triste résignation. Il avait le teint jaune et ses cheveux, sa moustache et sa barbe en pointe étaient teintés de gris. Il regardait le monde à travers un pince-nez posé sur le bout de son nez avec l'expression d'un chien bâtard en quête de nourriture. Bien qu'il n'eût sans doute pas plus de cinquante ans, il nous paraissait, à nous, en avoir quatre-vingts. Nous le méprisions parce qu'il était doux et bon et avait l'odeur d'un homme pauvre; probablement n'y avait-il pas de salle de bains dans son logement de deux pièces. Durant l'automne et les longs mois d'hiver, il portait un costume tout rapiécé, verdâtre et luisant (il avait un second costume pour le printemps et l'été). Nous le traitions avec dédain et, de temps à autre, avec cruauté, cette lâche cruauté qui est celle de garçons bien portants à l'égard des faibles, des vieux et des êtres sans défense.
Le jour s'assombrissait, mais il ne faisait pas assez nuit pour éclairer la salle et, à travers les vitres, je voyais encore clairement l'église de la garnison, une affreuse construction de la fin du XIXe siècle, pour le moment embellie par la neige recouvrant ses tours jumelles qui transperçaient le ciel de plomb. Belles aussi étaient les blanches collines qui entouraient ma ville natale, au delà de laquelle le monde semblait finir et le mystère commencer. J'étais somnolent, faisant de petits dessins, rêvant, m'arrachant parfois un cheveu pour me tenir éveillé, lorsqu'on frappa à la porte. Avant que Herr Zimmermann pût dire : « Herein », parut le professeur Klett, le proviseur. Mais personne ne regarda le petit homme tiré à quatre épingles, car tous les yeux étaient tournés vers l'étranger qui le suivait, tout comme Phèdre eût pu suivre Socrate."
L'Ami retrouvé, Fred Uhlman, 1971, en édition de poche