Sitôt sa parution en 1782, cet ouvrage provoqua un tel scandale que l'auteur fut mis à l'index, forclos des salons de la capitale et menacé dans sa carrière militaire. Et rien ne s'arrangea après la Révolution : ce chef d'oeuvre du roman français fut même interdit par les tribunaux pendant le dix-neuvième siècle. Au vingtième, il y eut la conspiration du silence : Lagarde et Michard lui consacrent sept lignes, à côté de Rivarol et de Restif, dans un article intitulé "Littérature et moeurs à la veille de 1789". Cela n'empêchera pas le succès de ce roman : ce recueil de lettres qui sent le soufre fait scandale et rapporte à Choderlos de Laclos, lors de la première édition, l'équivalent d'une année de sa solde d'officier. Plus près de nous, on ne compte pas les préfaces élogieuses qui consacreront ce roman comme un classique et modèle indépassable de la forme épistolaire. Preuve en est : les oeuvres complètes de Choderlos figurent dans le catalogue de la Pléiade.
Les Liaisons dangereuses, c'est un échange de 175 lettres entre une dizaine de personnages, les plus grands scripteurs étant la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Parmi toutes ces lettres il en est une qui m'intrigue : c'est celle que Valmont n'a pas écrite à la Présidente, celle qui va pourtant la tuer et dont nous, lecteurs, ne savons rien. Enfin presque rien. Pas la preuve en tout cas, signée de sa main. Même si nous connaissons la teneur de cette lettre (lettre 141), Choderlos ne porte pas à notre connaissance la lettre qu'a rédigée Valmont. C'est normal me direz-vous, puisque c'est la Merteuil qui la lui souffle perfidement... Excédée par les sentiments profonds que Valmont, son ancien amant, porte à la Présidente, sans que le principal intéressé en ait lui-même conscience, elle lui suggère de recopier une lettre qu'une amie d'un homme de sa connaissance lui proposa pour le délivrer de l'amour d'une femme avec laquelle il n'avait pas le courage de rompre. Inutile donc de la faire réécrire. Le lecteur n'est pas un idiot.
Cette lettre présentée comme modèle de rupture la voici :
« On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une loi de la Nature ; ce n’est pas ma faute.
Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.
Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, et c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute.
Il suit de là, que depuis quelque temps je t’ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte ! Ce n’est pas ma faute.
Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute.
Je sens bien que te voilà une belle occasion de crier au parjure : mais si la nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute.
Crois-moi, choisis un autre amant, comme j’ai fait une autre maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n’est pas ma faute.
Adieu, mon ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma faute. »
Ce qui renchérit le caractère stupéfiant de l'absence de cette lettre, c'est que la Merteuil elle aussi n'en revendique pas la paternité. Choderlos veut nous faire croire qu'aucun de ces deux libertins n'est responsable de ses actes: l'une parce qu'elle n'est pas l'instigatrice de cette lettre -enfin, nous ne sommes pas des enfants de choeur ! Valmont non plus-, l'autre parce qu'il n'y a aucune preuve à charge contre lui.
On comprend cependant que Valmont l'a écrite. Dans les termes exacts ? Sans doute ! La lettre 142 rédigée par Valmont, adressée à Merteuil, le confirme mais contre toute attente, Valmont semble inquiet " J'espérais pouvoir vous envoyer ce matin la réponse de ma bien-aimée: mais il est près de midi, et je n'ai encore rien reçu."
Cette lettre que ni la Marquise, ni le Vicomte n'endossent, scelle d'une façon implacable leur destin: la Présidente meurt de chagrin, Valmont comprend qu'il aimait cette femme et après avoir informé le tout Paris du méchant jeu auquel il jouait avec la Merteuil, se laissera tuer en duel. Enfin, l'impitoyable Marquise, défigurée, ruinée, s'exilera... pour une lettre de trop.