lundi 28 février 2011

Zelenka


Dans son livre au titre mystérieux et un peu rébarbatif HHhH (Himmlers Hirn heisst Heydrich= Le cerveau d'Himmler s'appelle Heydrich), Laurent Binet relate l'attentat à Prague, en mai 1942, contre  Heydrich,  le protecteur-adjoint de Bohême-Moravie, le bras droit de Himmler, l'un des "inventeurs" zélés de la solution finale et surnommé le "boucher de Prague".

Cet auteur présente son livre en un peu plus de 250 petits chapitres qui mêlent d'une façon inattendue et intelligente narration historique, digressions sur l'Histoire ou sur les histoires personnelles du narrateur, et interrogations sur la vérité historique.

Ces interrogations portent plus précisément sur la difficulté à relater tout épisode historique dans le cadre d'une fiction romanesque : comment ne pas dévier de l'exactitude historique, en prêtant aux personnes ayant existé des paroles, des pensées, des attitudes dont personne ne peut attester la vérité? Comment ces personnes deviennent-elles à l'insu même de l'écrivain, des personnages, sources de doutes historiques ou à tout le moins de controverses? Comment accepter de laisser tomber hors du roman des personnes qui se sont distingués par des actes admirables  mais qui ne peuvent figurer dans la fiction car elles encombreraient une trame déjà trop prolifique ?

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    C'est un combat perdu d'avance. je ne peux pas raconter cette histoire telle qu'elle devrait l'être. Tout ce fatras de personnages, d'événements, de dates; et l'arborescence infinie des liens de cause à effet, et ces gens, ces vrais gens qui ont vraiment existé, avec leur vie, leurs actes et leurs pensées dont je frôle un pan infime... Je me cogne sans cesse contre ce mur de l'Histoire sur lequel grimpe et s'étend sans jamais s'arrêter, toujours plus haut et plus dur le lierre décourageant de la causalité.
     Je regarde une carte de Prague sur laquelle sont pointés tous les appartements des familles qui ont hébergé les parachutistes, engagement qu'elles ont presque toutes payé de leur vie. Hommes, femmes et enfants naturellement. La famille Svatoš, à deux pas du pont Charles; la famille Ogoun, près du Château; les familles Novák, Moravec, Zelenka, Fafek, situées plus à l'est. Chaque membre de chacune des ces familles mériterait son propre livre, le récit de son engagement dans la Résistance jusqu'à Mathausen et son tragique dénouement. Combien de héros oubliés dorment dans le grand cimetière de l'Histoire... Des milliers, des millions  de Fafek et Moravec, de Novák et de Zelenka.
    

Binet, parfois conscient de "romancer" cet épisode historique auquel il est si attaché - parce que son père lui en a beaucoup parlé, qu'il a fait à Bratislava son service militaire- interrompt le récit, interroge le mot qu'il a prêté à l'un des acteurs de l'Histoire . De quel droit lui fait-il dire ceci ou cela? Personne ne l'a confirmé et le prétexte de l'imprégnation de la documentation historique ne saurait excuser  des approximations pour celui qui traque la vérité historique. Pourtant,cet écrivain, un tantinet "psycho-rigide" sur la vérité historique, finit par admettre le pouvoir de cette tromperie que constitue le roman. Il offre de grandes possibilités et le fait de souligner les limites ou les déviations possibles de ce genre littéraire ne le rend pas moins efficace. Il fixe plus que tout autre écrit une vision tangible et palpable pour chaque lecteur. C'est ce qu'il note lui-même à propos de la lecture du livre de David Chacko Like a man, du nom de cette mission Anthropoïde qui devait tuer Heydrich, commanditée par le gouvernement tchèque en exil  à  Londres.
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Mais l'auteur assume parfaitement la dimension psychologique de son roman , bourré de monologues intérieurs, et donc en décrochage avec une exactitude historique à laquelle inversement il ne prétend pas puisque le livre s'ouvre sur la formule "toute ressemblance avec des faits etc. ne serait que pure coïncidence". Chacko a donc voulu faire avant tout un roman, certes très bien documenté, mais sans être esclave de sa documentation. S'appuyer sur une histoire vraie, en exploiter au maximum les éléments romanesques, mais inventer allègrement quand cela peut servir la narration sans avoir de comptes à rendre à l'Histoire. Un tricheur habile. Un prestidigitateur. Un romancier, quoi.  
Tout en dévoilant les difficultés de l'écriture romanesque et le conflit  qu'elle provoque avec l'Histoire, ce roman  prend de la force: le lecteur découvre des anonymes, les Svatoš, Novák et Zelenka, et a le coeur qui bat tout autant que le Tchèque Gabčík quand sa mitraillette s'enraye devant la voiture de Heydrich. On vit tous les préparatifs de cet attentat, on mesure les embûches, les hasards heureux et malheureux.  Mieux ! Tout cela n'est pas inventé, c'est du vrai!  La vie palpite, la fiction  abolit le temps et l'espace. Certes,  fiction et vérité rivalisent mais si l'on sait que la fiction dépasse parfois la réalité, elle est ici placée à sa juste mesure.

C'est donc un livre étonnant, avec du souffle et qui sans vouloir refaire le genre romanesque, l'explore et lui donne une nouvelle jeunesse.

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