lundi 9 mai 2011

Yeux

Quand elle a perdu son mari, il y avait quelques mois déjà qu'elle avait perdu ses yeux. Elle ne les avait jamais eus baissés -elle ne s'était jamais laissé marcher sur les pieds-, elle ne les avait jamais non plus levés au ciel, car le ciel, elle n'en attendait rien, hormis des nuages, du bleu, du gris comme les jours d'une vie. Il restait,  dans ses yeux encore bleus, les éclats d'une enfance malheureuse et misérable, les éclairs d'une jeunesse dévastée. Elle était devenue heureuse au fil des années et ses yeux en portaient témoignage: intensité et fixité dans le regard.

Elle n'a pas vu le cercueil de "son p'tit homme" ce jour-là, ni les fleurs naturelles qui couvraient sa tombe: il ne voulait que celles-ci , lui qui avait greffé, taillé, planté, semé tant et tant de fleurs, d'arbres et de plantes parfois inadaptées au climat de l'Ile de France, "sophistiqués" comme il disait, selon les caprices des propriétaires des châteaux qu'il entretenait. Non, elle n'avait rien vu de ce triste et inévitable épisode, mais elle avait l'oeil partout cependant: elle veillait sur ses deux fils- les prunelles de ses yeux-, sa fille qui ne pouvait pas pleurer vraiment -cet homme arrivé dans la vie de sa mère à dix ans avait mis un terme à une indicible complicité-, ses petits-enfants remués par ce qui était le premier enterrement d'un très proche, ses arrière-petits enfants profondément touchés.

Elle était voûtée, voussue, écrasée sans doute  par un chagrin qu'elle voulait regarder de haut mais qui la regardait droit dans ses yeux francs et encore si vivants, elle, la petite bonne femme d'un mètre cinquante à peine. Elle regardait par-delà les tombes  la colline d'en face. C'était au mois de mai: elle entendait les merlots et la Montcient qui coulait plus bas. Elle n'avait même plus ses yeux pour pleurer. Juste tout yeux tout oreilles pour percevoir encore, sentir toujours,  la vie qui continue. Voir avec le coeur.

Sept années ont passé. Difficiles. Elles s'acharnent contre elle. Le corps qui a appris pendant bientôt quatre-vingt quinze ans à suivre sa volonté , à être toujours bon pied bon oeil même s'il était malade, résiste. Elle a désormais perdu l'ouïe, la mobilité et sa tête aussi. Parfois, pendant de fugitifs instants de lucidité, elle se demande ce qu'elle fait encore là. Il n'y a plus rien à voir pour elle...Elle voudrait enfin pouvoir fermer les yeux: la mort, elle l'accepterait les yeux fermés.

8 commentaires:

Flocon a dit…

Je connais l'auteur de ce beau portrait qui fait inévitablement penser à ce poème

Calyste a dit…

"Voussue"! Pour ce mot-là, Madame, souffrez que l'on vous embrasse!

Christine a dit…

Je connais mal Pavese et pourtant je devrais pour des raisons...familiales! (une lointaine cousine a rédigé une thèse très sérieuse sur lui, que je n'ai jamais lue)

Le sort de ma grand-mère dont j'ai appris dimanche même qu'elle allait être placée en maison de retraite m'a inspiré ce texte, surgi assez brutalement, et rédigé peut-être un peu trop vite: j'y vois des imperfections et au regard de Pavese, je me sens bien "écrivaillon".
La (sa)voir mourir à petit feu, petite vieille vaincue, déformée et immobile nous révolte et je ne me sens plus désormais capable d'aller la voir.

Pierre a dit…

... et nous, lecteurs qui ne la connaissons pas, avons les yeux qui s'embuent.

Flocon a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Flocon a dit…

Christine,

Comme vous savez, les textes spontanés ont -en général- des qualités que n'ont pas les textes plus réfléchis, posés.

Vous seule voyez les imperfections dont vous parlez, quelques légers repentirs devraient suffire.

Une ou deux légères reprises, un mot, une conjonction, quelque chose de cet ordre, feront l'affaire.

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"Parfois, pendant de fugitifs instants de lucidité, elle se demande ce qu'elle fait encore là. Il n'y a plus rien à voir pour elle..."

Septuagénaire, octogénaire on peut encore reconnaître le monde dans lequel on vit même s'il est bien éloigné de ce qu'il fut dans l'enfance, la jeunesse. Mais au-delà de 90 ans, sauf rares exceptions, les repères qui subsistaient jusqu'alors ont presque tous disparu.

Que reste-t-il en 2011 des années 20 pendant lesquelles on s'est ouvert au monde?

Christine a dit…

je reviens sur ce mot "voussue" , Calyste que j'ai inventé, je le confesse! Je n'en ai aucun remords puisqu'il s'enchaîne bien avec "voûtée" et s'il me vaut un baiser de vous, ce ne peut être un... barbarisme!

Catehrine Lirelo a dit…

Dès les premières lignes, on a les yeux bien accrochés au texte et on sait qu'on ne lâchera pas avant le point final ! Ton écriture est si vivante Chistine ! Si on pouvait faire une comparaison entre un style d'écriture et un moyen de transport, alors je dirais que ta façon d'écrire pourrait me transporter dans tous les paysages, dans tous les sujets, dans toutes les réflexions ! Magnifique hommage à ta grand-mère ! La force de tes mots souligne les forces de sa vie, la force d'accepter des faiblesses ; et puis cette fin magnifique : "Elle voudrait enfin pouvoir fermer les yeux: la mort, elle l'accepterait les yeux fermés." Bravo ! On en redemande !