vendredi 8 juillet 2011

Yveline (2)


Avant son départ, je fis une dernière visite à Yveline à l'hôpital, lui apportant des livres de peinture. Je vécus cet après-midi-là  un énorme choc: après avoir discuté et après que je l'eus prise dans mes bras pour la réconforter , elle m' avoua qu'elle m'aimait. Je ne compris pas vraiment le sens de ces mots au  tout début. Elle le vit et dans un dernier sursaut,  elle se montra plus claire. J'étais sans voix: elle comprit à mon regard, à mon étonnement, qu'elle s'était totalement trompée. J'eus la force de lui dire qu'elle avait fait erreur et comment ai-je réussi à lui dire que je ne l'aimais pas, en l'aimant quand même, je ne sais plus. Aimer est bien le verbe le plus difficile à utiliser!

Je ressentais un malaise et j'eus en tête  des questions qui ne cessèrent de me tarauder longtemps.  Qu'avais-je donc fait pour qu'elle puisse croire que j'étais lesbienne? Comment avait-elle fait pour confondre une gentillesse somme toute normale avec un sentiment fort comme l'amour ? Dans quel désarroi affectif se trouvait-elle? Etait-ce son incapacité à assumer son homosexualité qui la mettait dans cet état-là? Et ses parents? Que savaient-ils, qu'avaient-ils fait? Et moi? Avais-je eu des paroles ou des gestes de trop qui avaient pu lui laisser penser que j'étais ce qu'elle avait cru?

J'appris par Denis qui la connaissait mieux que moi, que ses parents étaient cathos-tendance-très-traditionnelle : Yveline, quand elle rentrait le week-end chez eux, portait jupe plissée bleu marine et allait à la messe. Elle jouait le jeu, me dit-il. Son homosexualité était sans doute inavouable. Elle ne l'était pas (l'est?) déjà dans des familles "ordinaires" à l'époque (maintenant?) , comment pouvait-elle l'être dans une famille très pratiquante,  de notables provinciaux de surcroît. S'ajoutait le fait que Denis était homo et que je ne cachais à personne qu'un de mes frères l'était aussi. Une homosexualité avouée dans le milieu familial et assumée, ce qui était assez rare à l'époque, à ma grande surprise. Cette amitié avec Denis  et ma fratrie pouvaient expliquer ses sentiments.  C'était un peu court, mais après tout, je n'allais pas en faire un drame et me rendre malade. Encore que ... je chargeais la barque un peu plus. 

Elle partit donc "là-bas" à La Verrière. Nous allâmes la voir , Denis et moi, une seule fois. Je ne sais plus quand exactement, je sais seulement qu'il faisait gris, froid et triste.  Je n'ai plus aucun souvenir du trajet que nous fîmes, ni du lieu. Je me rappelle seulement un parc où des hommes et des femmes erraient. Certains tournaient autour d'arbres en psalmodiant des mots incompréhensibles. Yveline nous raconta ses journées sans fin, l'atelier poterie où elle "faisait semblant". Elle n'allait pas bien. De la voir elle,  et les autres très atteints, nous glaça Denis et moi. L'effet miroir nous assaillit. Nous préparions ce concours pour être profs et nous avions en face de nous, de possibles doubles, tous malades, tous en détresse. On sortit de là, se disant qu'il nous faudrait un sacrée dose de courage pour revenir la voir. Je sais aussi avoir mes petites lâchetés...

Il y eut une embellie quand je reçus quelques mois plus tard, une de ses lettres: elle allait mieux disait-elle - la preuve, elle écrivait- mais elle ne se faisait pas trop d'illusions sur sa guérison. Elle s'amusait de voir le personnel soignant s'évertuer à souligner ses progrès. Je lui répondis mais surveillais tous les mots qui pouvaient prêter à mauvaise interprétation. De cela je me souviens, de ce que je lui disais, je ne sais trop. Peut-être lui ai-je promis une nouvelle visite? Je n'en sais rien. M'en souvenir m'aiderait sans doute...

Les épreuves du Capes arrivèrent: le soir de la première épreuve, Denis apprit qu'Yveline s'était jetée sous un train, à la gare près de la maison de santé.  Pour nous deux, un signe. Pour elle, peut-être que oui, peut-être que non. Nous étions abattus. Elle avait 22 ans. C'était un beau jour de mai.

Il y eut l'après. Nous écrivîmes à sa famille pour présenter nos condoléances, dire notre chagrin, proposer notre venue. Nous eûmes une réponse quasi immédiate; nous étions interdits de séjour au cimetière . Indésirables.

En juillet, je reçus un courrier : sa mère m'écrivait ou plutôt me décrivait la cérémonie avec force détails: des mots de fiel . Elle avait lu les deux lettres que je lui avais écrites et qu'elle avait trouvées : elle m'accusait personnellement d'avoir mené Yveline au suicide. J'avais paraît-il laissé espérer à sa fille mes visites et elle ne s'était jamais consolée de mes mensonges... Elle me promettait le pire, m'affirmant que ma culpabilité serait un jour punie. J'étais insensible aux menaces mais consternée par le transfert de responsabilité : quelle était la nature du lien mère-fille pour que des lettres d'amitié , des mots gentils et affectueux puissent être interprétés comme  coupables et assassins? La haine contre moi traduisait simplement la haine dirigée contre sa fille: elle avait deviné sans doute la sexualité -déviante , comme on dit dans ces milieux-là- de sa fille. Peut-être que mes lettres y faisaient allusion. Peut-être. Je n'avais plus la mémoire des mot écrits quelques mois plus tôt, bien qu'il me restât l'impression que mes lettres visaient plutôt à la distraire qu'à la ramener à un épisode mal vécu. Il fallait une coupable. 

J'ai cru que ces mots glisseraient. En tout cas, je préférais le silence. Il aurait été si facile de riposter! Yveline imposait le respect et la dignité.

Le temps a passé; je n'ai pas oublié Yveline. Je la revois parfois, à notre table de travail, en train de se battre avec Denis et moi pour venir à bout de Sénéque ou discuter avec ardeur des rapports qu'entretient le roman avec le vrai et le vraisemblable...Vaste problème!  Elle disait toujours son avis calmement et savait agrémenter ses remarques d'un humour fin et décapant.

J'ai cru avoir oublié les mots de sa mère. J'avais cru avoir réglé mes comptes avec elle... sans jamais l'avoir vue. Mon amnésie totale devant les lieux - La Verrière - me laisse penser que peut-être je n'en aurais jamais fini avec elle. Avec sa mère. J'aurais dû avoir le culot d'aller lui dire ses quatre vérités. Alors... culpabilité? ce n'est pas exactement ce sentiment. Le regret, plutôt et au fond, ce n'est pas plus facile à vivre.

10 commentaires:

Catherine a dit…

Difficile de laisser un commentaire. Ton écriture est toujours aussi prenante ; quant au sujet, quant à Yveline, quant à la réaction de ses parents vers toi, quant à tous les thèmes évoqués, que dire d'intelligent ?
La faiblesse est tellement inhérente à l'humain...
Je retiendrai alors "Aimer est bien le verbe le plus difficile à utiliser !" Peut-être aussi le plus difficile à vivre ?
Le suicide est malheureusement trop fréquent, autour de moi, plusieurs personnes sont parties de cette façon. Façon tragique de saluer le monde, ceux qui restent avec l'absence ont forcément cette culpabilité et il leur faut y faire face. Pour autant ils ne sont pas responsables. On sait aujourd'hui la prédisposition génétique de la dépression. Il faudrait plus de dépistage et de diagnostic pour intervenir très tôt. Les TCC ont prouvé des résultats.
Un soir j'ai appris ce salut final et dramatique à la vie de mon ami O. A mon poignet, il y avait une montre qu'il m'avait donnée, sur l'écran il était inscrit "Don't be too late". J'étais enceinte de mon premier enfant. J'ai eu du mal ce soir là à comprendre le sens de la vie. 2 ans plus tard A faisait ses adieux aussi brutalement, un an après A c'est P qui optait pour ce même choix. Et beaucoup d'année plus tard, par un jour de mai, j'ai apris qu'un petit garçon de sept ans y songeait... Petit garçon trop intelligent qui n'avait pas les capacités à se blinder contre tout ce qu'il percevait. Petit garçon à qui il a fallu interdire d'entendre la moindre information sur le monde le temps qu'il puisse comprendre qu'il n'était pas responsable d'une inondation ou d'une autre catastrophe à l'autre bout du monde. Petit garçon a grandi et va mieux mais ses sensibles sont très développés et pour y faire face il faudra qu'il opte pour la révolte qui permet la vie.
Yveline a fait un choix pour mettre fin à ses souffrances, il est évident pour moi qu'elle n'accusait personne et que respecter Yveline est respecter son choix sans chercher les coupables parce qu'il n'y en a pas. Hélas on ne peut empêcher les proches d'avoir besoin de trouver un coupable lorsque c'est la seule solution de trouver un sens à ce qui paraît ne pas en avoir.
Tu n'y es pour rien Christine, malgré toi tu as été une cible, une cible d'amour pour l'une, une cible de haine pour l'autre. On ne choisit jamais d'être cible, on était juste là au mauvais moment. Si ce n'avait pas été toi, c'aurait été quelqu'un d'autre.
Tu es une personne très vivante Christine, tu dégages une énergie de vie, peut-être est-ce pour cela qu'Yveline t'aimait mais au fond n'est-ce pas surtout ta capacité, ta force à être si vivante qu'elle aimait ? T'aurait-elle aimée si elle t'avait vu souvent pleurer ? Peut-être Yveline n'avait-elle plus le courage de chercher la vie en elle, peut-être n'a -t'elle jamais réussi à comprendre qu'elle ne pouvait trouver la vie qu'au fond d'elle ? Quant à sa mère, elle aurait dû, puisqu'elle était très catho, comprendre que l'amour n'est pas pêché. Elle était surtout catho par transmission de la crainte, par incapacité à se révolter d'un discours obsolète qui ne sert qu'à garder les brebis dans le pré d'une morale dépassée qui n'est pas la parole de Dieu mais de ceux qui s'en servent à des fins pas très catholiques...

Christine a dit…

Tes mots me font du bien. J'avais oublié -aussi- le sens de ces mots que de très proches ont su trouver et me dire lors de sa disparition. La mémoire, tu le sais, fait le tri: les lire de nouveau est important pour moi.
Cette douleur était si secrète que jamais je n'aurais pensé être capable de la rendre "publique" en l'écrivant, sur un blog. L'abécédaire que j'ai entrepris ne pouvait échapper à ce mot-là et devait affronter cette énigme, le suicide. Sans esquive. Merci Catherine. Vraiment merci...

Anna F. a dit…

Chère Christine, j'avais lu ce billet vendredi et j'étais bien incapable de laisser un commentaire. Trop émue d'abord, et puis peur de laisser un message qui n'aurait absolument pas reflété mes sentiments. Catherine a laissé un commentaire parfait. Je n'ai aucune "expérience" avec le suicide. Je connais seulement des amours avouées d'hommes ou de femmes pour lesquelles je n'éprouve que de l'amitié. Je m'interroge alors pour savoir de quoi je suis coupable. Trop de coquetterie de ma part, ce que je déteste en principe. Car après les aveux, suivent les reproches. Pour revenir à votre billet, je me suis dit que notre inconscient était bien mystérieux et que finalement cet abécédaire que vous aviez choisi, en commençant par la fin, c'était peut-être une façon d'arriver plus vite à "Y" et de parler enfin de votre tourment, de votre regret ... Anna F.

Christine a dit…

C'était effectivement un sujet difficile, Anna.
L'inconscient nous mène par le bout du nez, oui, vous avez raison!
Merci de vos mots. Toujours contente de vous savoir ici.

Catherine a dit…

Je viens d'apprendre le même drame pour le directeur et prof de mon fils. Il s'est donner fin dans une classe de l'école samedi dernier...

Christine a dit…

Comment ne pas être troublée?
La vie est parfois si compliquée, si insurmontable pour certains d'entre nous. Des sensibilités exacerbées, qui n'en peuvent plus...

Catherine a dit…

Je suis sous le choc, je ne pense qu'à ça depuis que je l'ai appris, je comprends mieux certaines "erreurs" de sa part le dernier trimestre. Je suis soulagée d'avoir opté pour le choix de ne pas lui avoir fait un reproiche pour un fait pourtant important qui a eu des conséquences nécessitant une visite d'urgence auprès d'un thérapeuthe. J'ai pris sur moi, j'ai préféré expliqué à mon fiston que tout le monde pouvait, un jour, faire une erreur et qu'il fallait apprendre à passer outre... Le film de Kirikou est très bien pour expliquer aux enfants que la douleur peut rendre agressif...(c'est une douloureuse épine dans le dos qui rend méchante la sorcière). Je me doutais qu'il était dépressif, je ne pensais pas qu'il en était au point d'utiliser la corde dans sa salle de classe pour mettre fin à ses souffrances.
Oui c'est troublant surtout après t'avoir fait mon premier com qui finalement m'aide aussi à surmonter... Il est urgent de se soucier des conditions de travail des profs.

Catherine a dit…

ce lien vers une vidéo où s'exprime le psychiatre Christophe André sur "l'estime de soi"


http://www.dailymotion.com/video/x8polm_christophe-andre-et-l-estime-de-soi_news

chri a dit…

J'ai lu... Commenter? Non. Dire qu'on est touché, bouleversé, oui.
Comment s'imaginer la souffrance qui fait que les minutes à venir sont impossibles à vivre?

32 Octobre a dit…

La qualité du texte me laisse sans voix et sans mot. Quelle délicatesse !